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Nashville
Mardi 23 décembre
20 h 30
La maison était cernée. Positionnée derrière les tireurs d'élite, Taylor attendait d'entrer sur leurs talons. Elle espérait une arrestation en douceur, mais elle s'était préparée au pire. Qui savait quelles fortifications Blanche-Neige avait mises en place ? Et si l'Uomo l'avait averti d'une trahison imminente ? Non, cela ne risquait pas. Si la théorie de Taylor était exacte, Malik était furieux contre Fortnight pour avoir laissé son apprenti attaquer le salon de massage, tuant deux filles qui lui appartenaient et permettant aux vidéos de tomber entre les mains de la police. Fortnight n'avait plus d'importance, pour Malik. Ils pouvaient y aller.
Taylor donna le signal, et les hommes en noir se lancèrent à l'assaut de la demeure.
L'apprenti s'était réfugié dans les buissons au fond du parc, le temps d'étancher la plaie à son flanc. C'était une blessure superficielle, facile à soigner. La balle l'avait à peine effleuré, mais il avait été surpris par l'intensité de la douleur. Bref, ce petit crétin d'aveugle avait ruiné ses plans. Mais il était bien caché ; en dépit de l'absence de feuillage, personne ne pouvait le voir. Il ne saignait presque plus, déjà, quand il avait entendu la tempête s'abattre sur la maison : les voitures, les pas silencieux, les voix étouffées. Les flics. Ils savaient. Ils les avaient repérés. Pour avoir une chance de s'en tirer, il devait partir tout de suite.
C'était sûrement cette Jane qui les avait conduits jusqu'ici. Cela ne serait jamais arrivé s'il avait pu la tuer le premier soir. Il savait dès le départ que c'était une erreur fatale. Il avait supplié Blanche-Neige de le laisser faire. Ce n'était pas seulement qu'il en avait envie : c'est qu'elle représentait un vrai danger. Mais le vieux avait refusé. Il voulait s'amuser avec elle, retrouver un peu de sa gloire passée. Alors qu'il n'avait pas la force de tenir un couteau dans sa main, sans parler de sa verge.
Une fois que Blanche-Neige avait compris qui elle était, tout était tombé à l'eau. Tout avait lamentablement foiré à cause de cette tapette à New York. Au début, il avait cru que le vieux allait lui faire cadeau de la fille. En gage de paix. Quel dommage... Elle aurait été ravissante, avec une lame en travers de la gorge.
Finies, les belles imitations, les sourires béants et les lèvres barbouillées de sang. En prenant parti pour son père, Charlotte avait signé son arrêt de mort.
Il regarda la deuxième équipe se glisser le long du mur en direction de la cuisine. Oui, c'était bel et bien fini. L'heure de tourner la page, de chercher un nouveau maître, avait sonné. Il avait assez appris.
Taylor entra dans la maison derrière les tireurs. Ils ne rencontrèrent aucune résistance. L'endroit semblait désert.
Le hall d'entrée et le grand escalier devant eux étaient silencieux- Dans son écouteur, elle entendit les agents entrés par derrière lui confirmer que la voie était libre, mais elle ne se détendit pas. Il était là, elle le sentait.
L'instant d'après, son pressentiment fut confirmé.
L'équipe s'entassa dans le couloir qui entourait la porte verrouillée. On compta jusqu'à trois, en silence, avant d'enfoncer la porte.
Le bureau, ou plutôt la bibliothèque, lui parut d'abord désert, puis Taylor se rendit compte qu'il y avait deux hommes au fond de la pièce. Ni l'un ni l'autre ne bougèrent en voyant les agents avancer vers eux. L'un d'eux était manifestement aveugle. L'autre, un vieillard infirme aux épaules voûtées, était assis dans un grand fauteuil en cuir, ses mains difformes appuyées sur une canne à poignée d'ivoire.
Le temps s'arrêta un instant. Elle s'était trompée. Cet être impotent n'aurait jamais pu tuer.
Puis elle vit la bague briller à son doigt tordu.
— Eric Fortnight, je vous arrête.
Sans baisser son arme, elle fit un pas en avant pour regarder le tueur dans les yeux.
Taylor croisa le regard de Blanche-Neige et vit qu'il était froid et vide. Il lui sourit, et cela lui donna la chair de poule. Dix femmes étaient mortes entre ses mains. Six autres sous sa tutelle.
Quand il se jeta sur elle, Taylor ne réfléchit pas. Elle appuya sur la détente.
Le corps de Blanche-Neige bondit brusquement en arrière, propulsé par les balles. L'instant d'après, il s'écroulait sur le sol, et un désordre indescriptible éclatait.
*
* *
Debout dans l'allée qui menait chez Eric Fortnight, Taylor fixait du regard les fenêtres de la maison. Elle avait tiré en légitime défense, mais Price était tout de même venu lui confisquer son arme. C'était la procédure légale. Elle était en congé jusqu'à ce que la mort de Fortnight soit officiellement justifiée, et elle devrait passer devant le psy. Peut-être que ce n'était pas une si mauvaise idée, d'ailleurs.
C'était fini. Blanche-Neige était mort. Mais son apprenti avait disparu. Joshua, le fils d'Eric Fortnight, n'était certainement pas l'homme que Taylor avait aperçu à Control. L'oiseau s'était envolé.
En revanche, les preuves matérielles ne cessaient de s'accumuler. Au moins deux mystères avaient été résolus. D'abord celui de l'émulsion de myrrhe et d'encens sur le visage des victimes. Près du fauteuil de Blanche-Neige, on avait trouvé un petit pot de Boswellin, un baume analgésique utilisé dans le traitement de la polyarthrite chronique Les mains de Blanche-Neige étaient enduites de cette pommade. Taylor ne cessait de penser à la manière dont la substance avait été transférée sur les tempes des filles, et cela lui donnait la nausée. En dépit de ses infirmités, il avait aidé à tuer les victimes, les avait tenues dans ses mains et caressées.
On avait découvert dans une chambre au troisième étage des couteaux, de la corde et du sang séché. Taylor était convaincue qu'on trouverait des correspondances avec les profils ADN d'Elizabeth Shaw, de Candace Brooks et de Glenna Wells. Elle priait pour qu'on n'en trouve pas davantage.
L'allée était envahie par des voitures de patrouille. Dans la rue, une petite foule constituée de voisins essayait de savoir ce qui se passait. Taylor se tourna vers eux et vit qu'ils l'observaient.
Au bout de l'allée, la voiture de John apparut. Dieu merci, songea-t-elle.
Il fut obligé de se garer et de venir à pied jusqu'à la maison. Ses épaules étaient affaissées ; il apportait de mauvaises nouvelles. Elle arrivait à lire en lui sans trop de difficultés, à présent.
Arrivé près d'elle, il l'enlaça et la serra de toutes ses forces. La chaleur de ses bras était agréable, mais Taylor ne ressentait, pour l'instant, aucune émotion. Elle venait de tuer deux hommes en deux jours, et il allait lui falloir un moment pour s'en remettre.
— J'ai de mauvaises nouvelles.
— A propos de Win ?
Il resta un instant interloqué, puis il fit non de la tête.
— A propos de Charlotte. J'ai parlé avec Jane Macias et j'ai fait quelques vérifications. Charlotte était sa fille. La fille de Blanche-Neige.
— Quoi?
— Je sais. Jane-a fait une longue déposition. Elle affirme que Charlotte est la fille de Fortnight. Blanche-Neige serait venu lui parler, lui aurait avoué des détails de ses crimes, comme s'il se confessait. Apparemment, il lui a dit que Charlotte était sa fille et que Carlotta, sa femme, était morte en donnant naissance à Joshua, le frère de Charlotte. L'abandonner en lui laissant la charge d'un fils handicapé et d'une fille incontrôlable, c'était pour lui la trahison suprême. Les meurtres, c'était un moyen de la ressusciter.
— Attends, répète,je n'arrive pas à y croire... Charlotte est la fille d'Eric et de Carlotta Fortnight?
— Jane me jure qu'elle a vu Charlotte à la maison à deux reprises, en train de parler à Blanche-Neige et à son apprenti. Elle nous a donné son signalement, il correspond à celui de l'homme que tu as croisé à Control. Il n'est pas ici?
— Non. Il n'y avait personne à part Blanche-Neige... je veux dire Eric Fortnight, et son fils. Nom de... Charlotte était sa fille ! Ça explique pas mal de choses. J'avais bien compris qu'elle était complètement cinglée, mais...
Le visage de John s'était figé en un masque impénétrable.
— J'ai appelé Garrett. Il a confirmé. Le FBI est en train de passer au peigne fin tous les effets personnels de Charlotte. Ils étaient en train de vérifier les anomalies dans les protocoles de son ordinateur, mais quand ils ont craqué son pare-feu, le disque dur qui contenait ses données s'est automatiquement reformaté. Ils ont du pain sur la planche.
Taylor commençait à avoir le vertige. Charlotte Douglas, la fille de Blanche-Neige... Cela voulait dire qu'elle venait de Nashville. Bizarre qu'elle ne l'ait jamais rencontrée, étant donné que ses parents et ceux de Charlotte étaient amis. On avait dû l'envoyer en pension après la mort de sa mère, ou quelque chose comme ça. Un vague sentiment de pitié se fraya un chemin en elle, mais, n'ayant pas le temps de l'analyser, elle le chassa pour l'instant.
— Nous aussi, dit-elle, on a du pain sur la planche. L'apprenti est toujours en liberté. Et il faut qu'on mette la main sur Malik. Dès qu'il apprendra la mort de Fortnight, mon père ne lui sera plus d'aucune utilité. Il faut qu'on lui parle tout de suite.
— Allons-y.
Ils coururent jusqu'à la voiture de John et il partit en dérapant, forçant les badauds à s'éparpiller.